François Bon | Hommage à Maurice Blanchot
la dette nue
Vendredi 21 février, 22h45. Un message sur le répondeur du portable, que je ne découvrirai que ce samedi matin. Bruno Tackels m’informe de la mort de Maurice Blanchot, que Michel Surya vient de lui annoncer. Je pense à ce que m’en disait récemment Leslie Kaplan, déjà prévenue elle aussi : Blanchot n’écrivant plus de lettres, parce que sa main tremblait, privé de son essentiel, l’écriture. A un autre ami, il y a à peine quelques semaines et si surpris : affaire de téléphone encore, qu’il décroche et une voix dit : "Je suis Maurice Blanchot". Ou Mathieu Bénézet, ces jours-ci on traite plutôt ensemble de Breton : dans les années 70, ils commençaient chacune de leurs lettres par "cher MB". Je pense à ces noms, depuis deux ans, quand chaque fois on se disait que Blanchot serait un peu plus seul : Roger Laporte, Robert Antelme. Moi aussi Blanchot m’avait écrit, on avait correspondu un peu, vers 86-88. Son adresse quand on l’écrivait sur l’enveloppe : "21, place des Pensées". Récemment j’ai découvert avoir perdu ces lettres, jamais été doué pour les archives : mais pas égaré un seul livre (j’ai en double ceux que j’amène en stage et atelier). On ne maîtrise pas ce qui passe par la tête dans les heures qui suivent une sèche annonce de ce genre. On forme une étrange communauté, dans ce pays, des lecteurs de Blanchot. Des gens qui chez eux, sur les étagères, ont la collection complète des écrits de Blanchot. Parce qu’on ne le lit pas à moitié. Parce qu’autour d’une telle oeuvre il y a comme un nuage sombre qui provoque qu’on l’agglomère, qu’on cherche de livre en livre ce qui nous donnerait meilleur fil. Oeuvre de perte. Il y a les récits, et les récits sont des mystères sans frontière, un ouvert inclus dans les bornes d’un livre, qui résonne dès les premières pages et on dirait ensuite que le livre n’a pour tâche que de l’entretenir. Relire "Le Très Haut", cet hommage en acte à Kafka. Mais "L’Attente l’oubli", "Au moment voulu", "L’Arrêt de mort" et les autres. Je me souviens d’un jour de 1982, mon premier manuscrit "Sortie d’usine", venait d’être accepté par Jérôme Lindon, et nous avions un désaccord sur la dernière partie, qu’il trouvait trop longue. Je n’étais pas convaincu. J’habitais Paris, rue Rochechouart, et j’étais descendu marcher dans ce quartier connu par coeur. Il y eut un bref et violent orage, je m’abritais sous l’auvent extérieur d’un bouquiniste en haut du Faubourg Saint-Denis, et tombai sur la version originale de "Thomas l’Obscur", celle de 1941, en 300 pages. Je l’achetai pour une misère (je l’ai toujours, on n’est pas si nombreux à la posséder). Le lendemain j’avais fini mes coupes dans "Sortie d’Usine". Le premier livre de Blanchot que j’ai lu c’est "L’Espace Littéraire", qui enchaîne évidemment sur "Le Livre à venir". J’ai fait mon chemin comme tant d’autres, de façon erratique, chaotique : c’est en 1977, et pas avant, que j’ai déboulé dans ce domaine d’auteurs à moi jusqu’alors inconnus, et j’y ai trouvé avec lui Jabès, Lévinas, Derrida... Avec Blanchot il y avait une dimension en plus : il vous parlait des livres des autres. Du coup, il n’y avait qu’à dévider la pelote. Je connaissais Hermann Hesse, je n’aurais jamais abordé "Le Jeu des perles de verre" si Blanchot ne m’y avait pas emmené tout droit. Par exemple, je ne sais plus où, une note de bas de page : "Les rares lecteurs de ce roman déjà mythique, Au-dessous du Volcan, comprendront." Quelque chose comme ça. C’était la seule allusion, mais elle suffisait : le jour suivant j’achetais en librairie le livre de Malcom Lowry. C’est ainsi que votre vie par étapes bascule. Et les auteurs qu’il nous semblait connaître, il nous les faisait revisiter : il vous ramenait à Rilke, à Mallarmé, à Proust et Kafka. C’était de bon ton, ces mois-ci, de le reléguer dans une sorte de monde un peu gris et dépassé, théoriste : Le Monde des Livres, il y a un an exactement, avait battu les records, et ne s’est toujours pas excusé. " [1]Maintenant, évidemment, on va changer la musique... Les libraires ont assuré la continuité, ils savent ce qui vaut : librairie Le Livre, à Tours, il y a par principe, toujours, "tout" Blanchot, et ça part. En décembre dernier, à Ombres Blanches, je m’étonnais de les voir sur une table : un des jeunes libraires de Christian Thorel me répond qu’il fait ça au moins une fois par mois, et qu’ainsi, des Blanchot, il continue de s’en répandre. Il y a un aspect de Blanchot qui m’est aujourd’hui des plus précieux, qui passe plus inaperçu, tant on avait besoin du dialogue avec son oeuvre pour le plus contemporain, de Bataille à Jabès, c’est comment il introduit aux noms apparemment plus connus de Balzac, Baudelaire, ou Rimbaud. Dans "La Part du feu" ou "Faux Pas", les digressions sur prose et roman. Une approche qui fore comme un tunnel à l’endroit même où s’écrit l’oeuvre. Sur les romans de Balzac : "Se soumettre à l’enchaînement fatal qui les unit les uns aux autres et dont, dans le silence saccadé de l’écrivain, on entend l’effrayante cadence abstraite... Elle impose une réalité imaginaire, d’autant plus puissante, que cette réalité est le développement inéluctable et forcené d’un calcul mental. Le vide du récit marque la région où l’esprit se perd à force de logique et de cohérence, conduit par lui-même dans des ténèbres redoutables dont le créateur ne sait rien." Sur Proust : "Il n’y a pas d’art possible sans une révélation non rationnelle, et le sens de l’art est de restituer à cette révélation une expression dont l’intelligence tire parti." Blanchot est important parce qu’il représente, contre les aléas et les modes, une permanence de la tradition littéraire, celle qui autoréfléchit la littérature pour lui permettre l’écart, le "en avant" de Rimbaud. Sa façon de ne pas séparer l’oeuvre critique et l’oeuvre narrative, mais de contraindre à ce saut en mettant l’écriture avant le genre, qui annihile qu’on puisse diviser son oeuvre selon ces deux pans, et lui-même affirmant cet indécidable pour les deux livres où il culmine :"Le Pas au-delà" (duquel j’ai repris le titre de mon livre sur les ateliers d’écriture, "Tous les mots sont adultes") et "L’écriture du désastre". Quand Blanchot examine comment Lautréamont, de chant à chant, puise dans son propre texte la marche en avant vertigineuse de Maldoror, c’est une grammaire fondamentale de l’invention de récit, on ne le sait pas assez. Relisez, vous verrez. Ou ce texte essentiel sur la folie de Van Gogh... A quoi penser d’autre ? Il était l’absent. Nous respections cette décision d’absence. Mais il était, devant nous, sur le chemin d’écrire, de penser, un maître. Tout simplement. Aujourd’hui, la dette est nue. Ce samedi, nous sommes dans le silence et le recueillement. Les proches nous font ce cadeau : les gros tambours publics n’ont pas été déclenchés. Combien sommes-nous, ce samedi, à avoir appelé un ami, un seul, à cause de cette consigne de confidentialité, parce que cet ami, lui aussi, sur ses étagères, a l’ensemble des livres. Moi j’ai appelé Laurent E. Je ne savais pas comment dire, et j’ai dit avec brusquerie. Il a répondu juste "non", et puis plus rien. Incapable de parole : l’amitié, l’entretien infini, la communauté inavouable, les titres résonnent ce soir étrangement. .
© François Bon, février 2003
[1] l’article "La littérature sans la mort", Le Monde des Livres, 21 septembre 2001, avait choqué plus d’un d’entre nous.